dimanche 20 décembre 2015

Du temps de cerveau pour... Une histoire de Noël

Nikola se réveilla, doucement bercé dans son hamac par une petite brise tiède. Il n'ouvrit pas les yeux tout de suite mais il vit cette belle couleur rouge orangée à travers ses paupières. Le soleil était en train de descendre doucement en ce bel après-midi d'été permanent. Il était moins fort qu'au début de sa sieste. Seize heures, se dit-il. Une bonne sieste. Pas trop longue, ni trop courte. Il profita encore quelques instants de cette belle couleur. Il avait le temps.

Il avait perfectionné l'art de la sieste au plus au point, sur cette île enchanteresse en plein sur l'équateur, et il se réveillait toujours pile au bon moment. Il faut dire qu'il n'avait pas grand chose d'autre à faire. Nikola était un travailleur plutôt paresseux et saisonnier. Il travaillait surtout à Noël et le reste du temps, il se reposait. C'était un travail non rémunéré de toutes façons, une sorte de service civil bénévole. Nikola jouait au Père Noël chaque année pour le plus grand plaisir des enfants de l'île. Il en avait le profil, si l'on peut dire. Rondouillard et barbu, albinos aux cheveux si blancs que la neige faisait sale à ses côtés. Evidemment, il n'y avait jamais de neige sur cette île paradisiaque, mais c'est ce que tous les enfants disaient. Et les parents étaient si heureux de voir leurs enfants jouer avec lui que Nikola était entretenu toute l'année par la communauté. Il ne coûtait pas bien cher de toutes façons. Entendez-moi bien, Nikola n'était pas l'idiot de l'île, loin de là. Il était même très intelligent. C'est justement pour cela qu'il avait choisi de ne rien faire. Et il le faisait bien.

Jamais aucune femme n'avait pu rester avec lui, tant sa flemme était la seule flamme par laquelle il était attiré. Certaines étaient bien venues le voir dans son hamac, de temps en temps, mais elle s'étaient vite lassées. Il soupçonnait quand même que quelques-uns des enfants de l'île étaient les siens, depuis toutes ces années, mais il ne cherchait pas à en savoir plus et personne n'était jamais venu lui dire quoi que ce soit à ce sujet. Il avait compris depuis bien longtemps que pour maintenir son petit paradis sur terre (et sur mer) il fallait rester tranquille dans son coin. La seule exception était à Noël, quand il enfilait son costume et qu'il distribuait les jouets aux enfants. 

L'été durait toute l'année sur l'île. Le jour de Noël était indissociable des autres, à part les décorations des habitants et l'air excité des enfants qui venaient le voir plus souvent dans les jours qui précédaient. Nikola regarda le calendrier accroché à l'arbre. On était le 24 décembre. Dans quelques heures, la Nuit de Noël commencerait. L'île était bien placée. Juste sur la ligne de changement d'heure. Les enfants de l'île étaient toujours les premiers à fêter Noël. C'était un privilège, mais la plupart des enfants s'en moquaient. Ils pensaient à leurs cadeaux. Les adultes aussi s'en foutaient à part l'épicier-hôtelier-cabaretier qui accueillait chaque année à cette occasion un ou plusieurs journalistes venus filmer en direct le premier Noël. Il se faisait toujours interviewer, mais comme il n'avait pas grand chose à dire, les interviews ne passaient presque jamais à la télé. Pas grave. L'important c'était les enfants.

Et c'était comme ça depuis des lustres et des lustres. Nikola ouvrit les yeux. Le soleil était exactement au bon endroit. Le lagon et les arbres aussi. Un peu plus loin, comme chaque année, il vit son costume, lavé et repassé par ses voisins, tout prêt à être enfilé. Il s'étira lentement, pour ne pas tomber, et se leva. Il était nu comme d'habitude. Pas besoin de couverture ou d'habit ici. Aucune barrière entre lui et la nature. Il était comme ça, Nikola. Nature.

Il s'habilla avec l'efficacité de quelqu'un qui l'avait fait des centaines de fois dans sa vie. Son habit était complexe à boutonner, mais il était très habile de ses mains. Il n'y avait personne à l'horizon. Tous savaient qu'il ne fallait pas le déranger en cette soirée. Le soleil lui même eut la décence de se cacher lorsqu'il fut habillé, comme par pudeur inversée. 

Puis Nikola alla en ville et se mît à parader dans les rues. Les enfants étaient heureux et la journaliste qui l'interviewa aussi. Elle lui promit de passer bientôt pour lui montrer l'interview (hum, hum, se dit-il, mais elle est fort jolie, ma foi). Il lui proposa le surlendemain et elle accepta avec un air charmant. Cela lui donna le sourire. Tout le monde était très content. Il jouait bien son rôle ! Il ne put rentrer a sa case qu'un peu avant minuit.

Sa case était petite mais il avait réussi à y glisser les deux seuls objets auxquels il tenait : son miroir et son sac. Le miroir lui permettait de se regarder et de rectifier les petits détails qui auraient choqué les enfants, comme l'année où il avait laissé un bouton ouvert. Mais le miroir était aussi la porte vers Noël. Quant au sac, il était à moitié vide et à moitié plein, comme toujours. Cette année, un seul regard dans le miroir lui suffit pour savoir que tout était parfait, même après cette folle soirée. Il sourit, prit son sac et entra dans le miroir. Le temps devint son esclave. 

A travers ce miroir il entra successivement dans toutes les maisons de l'île, car depuis des siècles tous savaient qu'il fallait un miroir à côté du palmier de Noël. A chaque fois, entouré par le calme du temps arrêté, il plongeait la main dans son sac et en tirait un ou plusieurs cadeaux selon le nombre d'enfants. Il faisait ça sans réfléchir, car il ne fallait surtout pas réfléchir. Le temps le suivait. Il le laissait de temps en temps libre dans certaines maisons pour caresser un enfant endormi ou croquer un fruit. Lui seul passait à travers les miroirs, depuis cette petite effrontée d'Alice qui avait eu la chance d'être là au mauvais moment. Une histoire regrettable, mais heureusement oubliée. 

Nikola vérifia bien qu'il était allé visiter tous les enfants de l'île avant de laisser un peu filer le temps pour aller voir les îles voisines. Il savait laisser le temps se coller à la ligne de minuit avec si peu d'écart que cela en devenait imperceptible. Il avait du mal avec certains pays qui étaient décalés par rapport à leur fuseau horaire, mais en moins de temps qu'il ne faut à un écrivain poussiéreux pour le dire, il avait fait le tour de la Terre, chaque fois à minuit. Il n'était pas fatigué, car le temps n'existait pas pour lui. Ni ennuyé. Noël n'était pas fêté partout, mais la plupart des enfants croyaient à celui qui leur apportait des cadeaux, et tant pis pour les adultes et leurs religions bizarres. Le Père Noël avait toujours existé, bien avant les premières religions, avant même l'invention du miroir. A cette époque il s'en souvenait, les voyages étaient plus longs, mais toujours instantanés.

Lorsque Nikola revint dans sa case, il était encore minuit, mais le lendemain. Le temps avait ses lois et on ne pouvait pas les changer. Juste l'arrêter quand on savait le faire. Il laissa tomber son sac par terre, toujours à moitié plein et à moitié vide, se déshabilla et se dirigea vers son hamac. La journaliste y était endormie, nue sous une légère couverture. Il se glissa contre elle et ôta la couverture. Elle frémit et se retourna. Nikola pensa que lui aussi avait droit à un cadeau. Il leva les yeux vers les étoiles, chercha la sienne et lui fit un clin d'œil. Elle scintilla. Tout allait bien. Joyeux Noël, Nikola, se dit-il en lui attrapant le sein.

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